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Chroniques carabines, 5
La grande garde
par Scarabée

19 août 2010

On dirait que tu pars en colo. En tout cas, ton paquetage a l’air prévu pour : le pique-nique, la flotte, une trousse de toilette, des bouquins, une serviette, un paquet de clopes tout neuf. Sauf qu’en colonie de vacances, le plus souvent, on n’emmène ni son stéthoscope ni son marteau à réflexes. D’ailleurs, tu ne pars pas en colo, mais en grande garde de neurochirurgie. De 8h à 8h du matin. Tes premières 24 heures au travail sans dormir ou presque. C’est excitant, et terriblement flippant aussi. Les médisants sifflent qu’il s’agit simplement de répondre au téléphone, mais pour une fois tu vas vraiment servir à quelque chose. En tout cas, tu veux voir par toi-même. Et c’est pour cela que tu te retrouves assise sur ce muret, un samedi, à l’heure où blanchit la campagne. Tu regardes autour de toi. A cette heure, sans âme qui vive, l’hôpital ressemble à un décor de studio, avec ses pelouses bien tondues, ses haies bien taillées, ses rues pavées. Une ambiance à la Truman show. Tu t’attends presque à ce qu’un projecteur s’écrase à tes pieds. Mais rien ne se passe. Alors tu balances ton mégot, tu hisses ton sac sur ton épaule, et tu descends la rampe d’accès.



Le premier sous-sol du bâtiment de neurochirurgie est blanc, froid, vide. A quelques mètres de l’entrée, dans un tunnel de béton, s’entasse un fatras de palettes, de vieux brancards, d’ordures accumulées là au fil des ans. Le cendrier déborde. A côté, une chaise hors d’usage. L’ensemble t’évoque le parking « dépose minute » d’un aéroport en décrépitude. Tu rentres dans le sas. La secrétaire t’ouvre la porte des urgences. A ta droite, un tout petit bureau, uniquement meublé de deux bureaux avec leurs chaises, deux ordinateurs et deux téléphones.

Au mur, un négatoscope, un grand poster, et un panneau de liège sur lequel sont punaisés les numéros de téléphone utiles.Voilà ton domaine pour les 24 prochaines heures. Devant, une grande salle grise où stationnent quatre brancards, en face du bureau de l’infirmière d’accueil. La secrétaire pousse la porte du fond et te montre la chambre des externes, étrangement propre. Tu es soulagée. Tu as entendu tellement d’histoires de chambres dégueulasses où rien ne tenait d’aplomb. Tu poses ton sac, tu y prends le nécessaire, et tu le fourres dans ta blouse. Il est huit heures, c’est parti.

« Grande garde de neurochirurgie bonjour ! » « Bonjour, ici le docteur Z., je vous appelle pour un avis neurochirurgical. Il s’agit d’un patient de 52 ans, une suspicion d’hémorragie méningée non traumatique. Il n’est pas déficitaire. Il n’a pas de syndrome méningé vrai. Cliniquement, il n’a eu que des céphalées d’apparition rapidement progressive. Il n’est pas anticoagulé. Pas d’antécédent notable. Je vous télétransmets les images. »
Tous les appels ressemblent à peu près à celui-là. Des interlocuteurs, il y en a des gentils, des méchants, des crevés, des marrants, des pas jouasses, des pressés.

Ton boulot, c’est de tirer d’eux assez d’informations pour remplir ta fiche. Tu dois être précis, poser les questions qu’il faut, le tout sans les froisser, ces médecins souvent vexés d’être filtrés par une simple externe. Puis tu raccroches, et tu présentes le patient à ton interne. Selon la clinique et l’imagerie cérébrale, elle décide d’admettre ou non le patient aux urgences. Pour une fois, tu te sens vraiment utile. Tu es le premier maillon de la chaîne ; sans toi, ce système ne peut fonctionner. A force d’être étudiant-secrétaire-coursier-glandeur à mi-temps, tu avais oublié cette sensation. Et ça fait du bien.

Au coeur de la nuit, après 15 heures de garde, tu enfiles un pyjama de bloc, une charlotte, des surchaussures. Tu mets ton masque chirurgical. Heureusement, il n’y a pas de miroir dans le couloir qui mène au bloc opératoire. Tu passes la main devant le détecteur qui déclenche l’ouverture des portes. Tu te glisses dans la salle, et tu montes sur l’estrade à quelques centimètres du chirurgien. Une seule pensée t’obsède, celle de ne pas tomber sur le champ ou la table du haut de ton perchoir. Tu regardes. Tu vois du bleu partout, et au milieu de ce bleu, une ouverture hexagonale de quinze centimètres de large retenue par deux fortes pinces.

Profonde, l’ouverture. Pendant plusieurs minutes, tu te demandes ce que peut bien être le coeur de palmier tout blanc au fond du trou. De l’os ? Jusqu’à ce que l’interne t’explique qu’il s’agit de la moelle épinière. Un coup de bistouri malencontreux, et c’est la paralysie. Le silence est assourdissant ; ce chirurgien-là ne supporte pas le bruit pendant ses opérations. D’autres n’opèrent que sur un certain type de musique, et ils tiennent à leurs habitudes. Au bout d’une demi-heure, l’ambiance en vase clos du bloc t’oppresse, et tu t’en vas, lassée de cette boucherie experte.

Les heures passent, au compte-gouttes car plus aucun appel ne vient troubler la tranquilité du sas. Tu fumes plus que de raison, tout contre la fenêtre du couloir restée ouverte, que tu pourrais enjamber en catastrophe en cas de sonnerie. Il n’y a plus de patients dans la salle-hall de gare. La garde est faiblarde cette nuit-là : 21 coups de fil seulement. De minuit à 8h, il n’y aura plus rien...L’effervescence téléphonique de la journée laisse place à l’ambiance particulière des gardes nocturnes. Puisqu’on est tous dans le même bateau, coupés du monde et du temps, les barrières hiérarchiques s’effacent, une certaine complicité s’installe ; toi-même, tu ne sais plus s’il faut tutoyer ou vouvoyer ta chef avec laquelle tu fumes une cigarette dans l’air tiède de la nuit.

Ta co-externe rejoint la chambre que tu lui as laissée ; tu préfères lire dans le brancard, juste à côté du téléphone. Tu sombres doucement, pour quelques minutes ou quelques heures, à la fois euphorique et épuisée d’être là, dans la bulle du sas qui t’a si bien protégée du monde réel. Quelques minutes avant huit heures, tu émerges d’un sommeil sans rêve. Le bigo n’a pas sonné. Tu te débarbouilles, refais ton lit, ramènes le brancard dans la grande salle vide. Tu laisses un petit mot sur le négatoscope pour dire à l’équipe combien tu as aimé ta garde. Et tu remontes la pente de la rampe d’accès, défoncée mais heureuse d’avoir vaincu la peur et la fatigue. Pour une fois, tu te sens à ta place.

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