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Chroniques carabines, 4
De l’empathie chez les soignants
par Scarabée

11 août 2010

Elle a 46 ans. L’âge de ma mère, à peu de choses près. C’est pas vieux, tout de même. C’était la préhistoire pour nous les mômes, quand on avait 10 ans. Mais plus maintenant. Et puis les gens qui pleurent n’ont plus d’âge. Dans la colère, le chagrin, l’effroi, la solitude, tous les humains finissent par se ressembler. Et ma réaction est elle aussi la même à chaque fois : je souffre et j’enrage, malgré les précautions de nos doctes professeurs qui nous incitent sans cesse à ne pas ressentir. En cours, le mot d’ordre est « empathie, et non sympathie ». De ce que j’en ai compris, moi qui peine toujours à faire la différence, l’empathie est la capacité à comprendre les émotions de l’autre sans se mettre à sa place. La sympathie, c’est l’ennemi. Elle nous transforme en femmelettes incapables de prendre les bonnes décisions médicales. Et puis y paraît que le patient, « celui qui subit », cet être faible et ignorant, a besoin d’un führer, d’un mec qui en a, d’un capitaine pour le guider dans la tempête de la maladie. Donc, pas d’émotions. Enfin si, un tout petit peu quoi, le strict nécessaire pour ne pas donner dans le parfait salaud. Mais que cela ne vous empêche pas de dormir hein ! La brigade des pleurs passera à 23 heures. En cas de flagrant délit, le contrevenant sera révoqué des études médicales.



46 ans, donc. Un petit bout de femme aux cheveux courts, au visage déjà marqué planté sur une silhouette de garçonnet. Je l’imagine la clope au bec. Le matin avec un café. Puis sur le trottoir en arrivant au boulot. Et dans la voiture. En terrasse, avec une copine, en rallumant une avec le cul de la première. A l’apéro, avec un bon petit verre. Sur le balcon, la nuit, quand le fils est couché. La clope est une extension de ses doigts graciles. Son petit plaisir, son moment d’oisiveté. Il était dit qu’elle la paierait, cette transgression. Non pas d’une livre de chair, mais d’un cancer broncho-pulmonaire étendu aux surrénales, ce qui revient au même. Ca nous laisse quoi, ça ? 6 mois, 8 mois, un an ?

Elle a pas mal maigri ces derniers temps. Elle est venue parce qu’elle crachait du sang. A ce stade-là, même les plus insouciants se doutent de quelque chose. La radio pulmonaire, puis le scanner, révèlent une saloperie à tête de crabe. Mais il faut la ponctionner pour en être certain. C’est le début de l’attente qui ronge. De l’ennui qui rode dans toutes les chambres d’hôpital. Le sevrage brutal n’aide pas non plus à la sérénité...le verdict approche, dans un mélange de lassitude et d’effervescence.

Un matin, j’entre dans la chambre pour lui faire un ECG. L’ambiance est électrique : la veille au soir, l’interne lui a annoncé que le résultat du précédent examen n’était pas exploitable, et qu’il faudrait tout recommencer. Alors l’électrocardiogramme, c’est la goutte qui fait déborder le vase. Je me prends une de ces chasses ! J’essaie de négocier, rien n’y fait. Ma patiente, excédée, refuse encore une fois et saute de son lit pour gagner le couloir. Je n’ai pas le temps de me demander quoi faire : l’instinct reprend ses droits. Je cours dans le couloir. Je la rattrape. Elle pleure. Mon coeur fond. Je la prends dans mes bras, lui caresse les cheveux. Elle a peur. Pour son fils de 17 ans. Aura-t-il le temps de finir sa scolarité ? Il part en voyage scolaire dans 3 jours. Il devait venir la voir mais il passe du temps avec sa copine. Ras le bol. On en aurait marre pour moins que ça. Je lui chuchote des mots que j’espère apaisants, et dont j’ai oublié la teneur. Je lui tiens la main. J’espère que personne ne m’a vue. En médecine, on ne plaisante pas avec ces choses-là.

Quelques jours passent. L’équipe la trouve inquiète, stressée, cette femme. Elle pose beaucoup de questions, elle n’est pas facile à prendre. Dingue, non ? Ils m’énervent, ces gens. Ils savent tous ce qu’il en est, on n’attend plus que la confirmation histologique, et ils sont là, à cancaner d’un air incrédule sur les émotions de cette femme qui, même sans y croire, se rend bien compte de ce qui va se passer. C’est alors qu’une équipe de télé débarque pour faire un reportage. Evidemment, ils veulent de bonnes histoires. Ils sont accompagnés du grand manitou du service. Et l’incroyable se produit : ces gens que j’estime évoquent le cas de ma patiente. Le chef envisage même de filmer l’annonce de son diagnostic, qui doit avoir lieu ce matin. Qu’on demande à un patient en cours de chimio de témoigner, je comprends. Mais un diagnostic, bordel ! C’est pas vrai ! Je suis folle de rage. Mais elle refuse tout net, et les journalistes se trouvent une autre proie.

J’aime mes patients. Est-ce une tare ? Est-ce même quelque chose que je peux changer ? Et pourquoi ? Je préfère me brûler les ailes que devenir un frigidaire ambulant, une professionnelle impassible, un automate prescripteur. Je fais médecine pour mettre les deux pieds dedans, non pas pour me cacher derrière un bureau. Que l’avenir se charge de me donner tort. En attendant, je continuerai à m’asseoir au bord du lit pour papoter, à tenter l’humour à deux balles pour faire naître un sourire, à tenir la main de celui qui pleure.

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