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Chroniques carabines, 3
La visite
par Scarabée

26 juillet 2010

Quiconque a déjà passé un peu de temps entre les murs de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris a déjà entendu ça :

- Quand est-ce que je vais voir le docteur ?

(En choeur)

- Demain matin, c’est la visite !

- La visite ?

Stop. Arrêt sur image. Cadrez sur le visage du patient, inquiet et tendu par l’incertitude. Eh l’autre, il sait pas ce qu’est la visite ! Il va vite le savoir. Merci d’observer une minute de recueillement pour ce brave Mr X qui va pouvoir bénéficier d’un des plus pittoresques archaïsmes de la médecine hospitalière française.



Si tu as de la chance, tu as choisi le bon stage, celui dans lequel la visite commence assis, au calme, dans un bureau ou une salle de réunion.

Toute l’équipe médicale est là ; s’y ajoutent la cadre infirmière du service et l’assistante sociale. La porte du bureau est fermée. Tu attrapes ton observation et tu racontes ce que tu as vu-entendu-palpé-reniflé-ausculté. On te pose quelques questions et miracle ! Tu connais les réponses. On t’explique ce que tu ne sais pas. On te demande comment tu as trouvé le patient la veille. Les médecins discutent de la meilleure stratégie à adopter, et l’assistante sociale envisage son retour à la maison dans les meilleurs conditions possibles. Quand tout le monde est d’accord, ton chef, ton interne et toi, l’externe chanceux, vous vous rendez dans la chambre de ton patient. Vous faites sortir le voisin du chambre pendant l’examen. Le chef serre la main du malade, il s’assied sur une chaise à côté du lit. Il écoute et regarde, beaucoup. Il palpe et ausculte, un peu. Il prend son temps. Il se comporte avec le patient comme avec toi, l’étudiant : il explique, il répond, il réconforte. Il présente clairement le déroulement des jours qui vont suivre. Mr X. a mal, Mr X. est inquiet ; mais il n’a pas peur de le dire, et les autres en tiennent compte. Vous ressortez de la chambre, et tu te dis que la médecine a un sens. Parfois. Un petit peu. Quand même.

Et puis tu changes de stage.

Tu arrives à 8h30, tu t’es grouillée sur le chemin car tu redoutes la petite remarque fielleuse sur ton manque de ponctualité. Tu attrapes ta blouse au vol dans le placard, d’une main. De l’autre, tu farfouilles dans le chariot à dossiers à la recherche des tiens, et tu vérifies fébrilement qu’il n’y manque aucun document. Les chefs entrent dans le bureau. Tant pis pour les retardataires, mesdames et messieurs, dans un instant, le spectacle commence. Ne poussez pas, y’en aura pour tout le monde.

Tu tires le chariot jusqu’au bout du couloir. Tu empoignes le dossier de ton premier patient. Le chef, les médecins, les internes, les externes entrent dans la chambre. Avec toi, ça fait douze. A la queue-leu-leu, chacun se place debout, contre le mur du fond, dans l’ordre d’arrivée. Un chouette peloton d’exécution.

Le patient est très intimidé devant ce défilé ; bien sûr, il ne dit rien. Le rebelle se ferait immédiatement rappeler qu’il est dans un CHU et que s’il n’est pas content, il peut aussi bien aller en clinique.

Tu présentes Mr X., ton patient, devant le chef, les médecins, les internes, les externes...et le voisin de chambrée que personne n’a fait sortir. Mr X. est séropositif depuis 15 ans. Tu hésites à le dire, comme ça, devant tout le monde. Mais les nécessités de la visite l’exigent.

Le chef regarde, le chef parle, le chef palpe, le chef ausculte. Sans un mot ou presque au patient, dont l’intimité est violée par toutes ces paires d’yeux avides.
Les gradés discutent du diagnostic comme s’ils étaient seuls au monde, sans un égard pour Mr X., qui entend des mots effrayants sans qu’on les lui décrypte.

Ca fait Park/néo/SEP/SLA/LEMP/AVC (cochez la case qui convient).
On lui fait une IRM/ une TDM tap/ une BGSA/ des PEV/ un EMG/ un EEG (rayez les mentions inutiles)

Après trois plombes d’obscures palabres, le patient, à deux doigts de lever la main pour demander la parole, ose un timide « C’est grave, ce que j’ai, docteur ? ». L’émérite professeur tapote alors gentiment la tête de Mr X. en répondant d’un air absent : « Mais non, mais non ». Puis le chef, les médecins, les internes, les externes reforment la grotesque chenille qui ondule jusqu’à la chambre suivante.

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